Existants incorporés et dommages matériels (RDI)

RDI Dalloz Couverture

 

Civ. 3, 25 juin 2020, n°19-15153

Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Versailles, 10 décembre 2018), M. et Mme D… ont confié à M. Y…, assuré auprès de la société Axa France IARD (la société AXA), l’aménagement des combles d’une maison après modification de la charpente et création d’un plancher et de trois fenêtres de toit.

2. Se plaignant de l’apparition d’infiltrations et de fissures à l’intérieur et à l’extérieur de l’immeuble, M. et Mme D… ont, après expertise, assigné M. Y… et la société Axa en indemnisation de leurs préjudices.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. M. et Mme D… font grief à l’arrêt de limiter la condamnation de la société Axa à garantie au montant du coût des travaux de reprise de l’ouvrage neuf, alors :

« 1°/ que l’obligation d’assurance liée à la réalisation d’un ouvrage s’étend aux constructions existantes techniquement indivisibles de l’ouvrage et incorporées à celui-ci ; qu’à cet égard, la réalisation d’un ouvrage qui fait peser un risque d’effondrement à l’ensemble constitué de l’ouvrage neuf et de la structure préexistante implique une incorporation de cette dernière à celui-là ; qu’en l’espèce, M. et Mme D… indiquaient que les travaux structurels réalisés à l’étage de leur maison d’habitation avaient provoqué un report de charges sur les murs du pavillon et un risque d’effondrement de l’ensemble constitué de la charpente et de ces murs ; qu’il en résultait que la garantie de la société Axa, intervenant comme assureur du constructeur, devait s’étendre aux désordres affectant les existants ; qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé l’article L. 243-1-1 du code des assurances ;

2°/ subsidiairement, que l’obligation d’assurance liée à la réalisation d’un ouvrage s’étend aux constructions existantes techniquement indivisibles de l’ouvrage et incorporées à celui-ci ; qu’en se bornant à relever en l’espèce que les travaux réalisés consistaient en une consolidation de la charpente située à l’étage de la maison pour en déduire une absence de d’incorporation du reste de la maison à cet ouvrage, sans rechercher, comme il lui était demandé, si ces travaux n’avaient pas entraîné un report de charges sur les murs de la maison et un risque d’effondrement de cette dernière, ce qui était de nature à établir l’existence d’une incorporation de l’existant à l’ouvrage réalisé à l’étage, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 243-1-1 du code des assurances. »

Réponse de la Cour

4. Après avoir rappelé les dispositions de l’article L. 243-1-1 II du code des assurances, la cour d’appel a exactement retenu que les dommages causés par répercussion à l’ouvrage existant ne relevaient de l’obligation d’assurance que si cet ouvrage était totalement incorporé à l’ouvrage neuf et en devenait techniquement indivisible.

5. Elle a relevé que la modification de la charpente avait consisté à rigidifier le triangle supérieur des fermettes par la suppression des contre-fiches et l’ajout à chacune d’elles des renforts d’arbalétriers et des entraits et la mise en place de jambettes et d’une sorte d’entrait retroussé.

6. Elle a pu en déduire, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que l’ouvrage existant ne s’était pas trouvé totalement incorporé à l’ouvrage neuf et ne lui était pas devenu techniquement indivisible, de sorte que la société Axa ne devait sa garantie que pour les travaux de reprise des désordres atteignant l’ouvrage neuf réalisé par son assuré.

7. La cour d’appel a ainsi légalement justifié sa décision.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

8. M. et Mme D… font grief à l’arrêt de rejeter leur demande tendant à obtenir la garantie de la société Axa au titre de l’indemnisation des frais de relogement et de déménagement, alors :

« 1°/ que les conventions légalement formées font la loi des parties ; qu’en l’espèce, les juges ont eux-mêmes relevé que la police d’assurance souscrite par l’entrepreneur garantissait tout dommage matériel, et excluait les dommages immatériels définis comme « tout préjudice pécuniaire résultant de la privation de jouissance d’un droit, de l’interruption d’un service rendu par un bien ou de la perte d’un bénéfice » ; qu’en décidant sur cette base que les frais de déménagement constituaient un préjudice immatériel, quand ceux-ci ne résultaient pas de la privation de jouissance de la maison, mais avaient pour seul objet de permettre la réalisation des travaux de réfection, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences de ses propres constatations, en violation de l’article 1134 ancien du code civil dans sa rédaction applicable au litige ;

2°/ que l’assurance obligatoire de responsabilité de l’entrepreneur garantit l’ensemble des dommages matériels ; que la réparation des dommages matériels comprend l’intégralité des sommes nécessaires à la réfection des ouvrages ; que par suite, dans le cas d’ouvrages habités ou exploités, le dommage matériel s’étend au coût du déménagement lorsque celui-ci s’impose pour la réalisation des travaux de réfection ; qu’en se fondant en l’espèce sur une disposition du contrat d’assurance souscrit par l’entrepreneur pour exclure tout droit à garantie des frais de déménagement rendus nécessaires pour la reprise des désordres affectant l’ouvrage, la cour d’appel a violé les articles L. 241-1 et A. 243-1 du code des assurances. »

Réponse de la Cour

9. La cour d’appel a relevé que l’article 37.9 des conditions générales de la police définissait le préjudice matériel comme étant toute détérioration ou destruction d’une chose ou substance et que l’article 37.8 de ces conditions définissait le dommage immatériel comme étant tout préjudice pécuniaire résultant de la privation de jouissance d’un droit, de l’interruption d’un service rendu par un bien ou de la perte d’un bénéfice.

10. La définition du dommage matériel donnée par la police n’est pas contraire aux clauses types applicables aux contrats d’assurance de responsabilité décennale, ceux-ci devant garantir, en application de l’annexe I à l’article A. 243-1 du code des assurances, le paiement des travaux de réparation de l’ouvrage à la réalisation duquel l’assuré a contribué, ainsi que, en cas de remplacement des ouvrages, les travaux de démolition, déblaiement, dépose ou démontage éventuellement nécessaires.

11. La cour d’appel a retenu que les frais de déménagement et de relogement ne répondaient pas à la définition de l’article 37.9, mais constituaient un dommage immatériel consécutif en ce que la privation de jouissance de la maison de M. et Mme D… durant les travaux les obligeait à déménager et à se reloger, ce qui relevait des prévisions de l’article 37.8 du contrat.

12. Elle en a déduit à bon droit que la société Axa France IARD, dont le contrat ne garantissait que les dommages matériels, ne devait pas être condamnée à garantir son assuré des condamnations prononcées contre lui au titre des frais de relogement et de déménagement.

13. Le moyen n’est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi

 

Objet et limites des garanties obligatoires : existants incorporés et dommages matériels.

Obs. Rendu à propos d’un contrat que l’assureur avait été contraint de délivrer en vertu d’une décision du bureau central de tarification (BCT), cet arrêt, même s’il n’est pas destiné à publication, présente le grand intérêt d’aborder deux questions juridiques d’une réelle importance quant à l’objet et aux limites des garanties obligatoires.

Le premier moyen concerne la notion d’existant incorporé à l’ouvrage neuf et relevant à ce titre des obligations d’assurance en vertu de l’article L. 243-1-1 II du code des assurances, le second touche à la nature des dommages garantis et à la qualification des frais de déménagement et de relogement engagés par le maître d’ouvrage.

L’existence d’un risque d’effondrement ne suffit pas à caractériser l’incorporation des existants dans l’ouvrage neuf.

Rappelons que l’un des apports essentiels de l’ordonnance du 8 juin 2005(1) a consisté à fixer, avec l’article L. 243-1-1 II du code des assurances, un cadre légal définissant les ouvrages existants qui relèvent des obligations d’assurance dommages-ouvrage et de responsabilité décennale(2) .

Selon ce texte, le principe demeure que les obligations d’assurance ne sont pas, en règle générale, applicables aux ouvrages existants avant l’ouverture du chantier et sur lesquels portent les travaux neufs, mais une exception est prévue qui suppose la réunion de deux conditions cumulatives, puisque ne sont concernés que les existants « totalement incorporés dans l’ouvrage neuf » et qui « en deviennent techniquement indivisibles ».

Il a été noté depuis longtemps que la condition de l’indivisibilité technique était d’une portée pratique réduite, dans la mesure où elle se trouve presque systématiquement remplie dans le cas de travaux de réhabilitation, restructuration ou rénovation importants. En revanche, le critère de l’incorporation des ouvrages existants dans l’ouvrage neuf, pourtant souvent oublié dans la pratique du marché, permet de faire un tri plus précis entre existants relevant ou non des assurances obligatoires. Fréquemment, en effet, les existants ne sont pas « incorporés » dans l’ouvrage neuf : ainsi, par exemple, lorsque les travaux de rénovation portent sur le réaménagement intérieur d’un bâtiment ou encore dans l’exemple classique du remplacement d’une toiture pour intégrer des panneaux photovoltaïques. A l’inverse, la préservation d’une façade historique dans un bâtiment totalement reconstruit est souvent citée comme illustrant l’idée d’une incorporation de l’existant dans l’ouvrage neuf.

Les arrêts donnant une interprétation de l’article L. 243-1-1 II du code des assurances sont rares, sans doute parce que la pratique a adopté une conception large de la notion d’existants relevant de l’assurance obligatoire, conception dont on peut d’ailleurs penser qu’elle va bien au-delà du texte de la loi. Les assureurs sont en effet désireux d’éviter un scénario dans lequel des existants, non considérés comme relevant de l’obligation d’assurance lors de la souscription, donc non pris en compte dans l’assiette de calcul de la prime, seraient requalifiés à l’occasion d’un litige.

En l’espèce, il s’agissait d’infiltrations et de fissures consécutives à l’aménagement des combles d’une maison après modification de la charpente et création d’un plancher et de trois fenêtres de toit.

Le débat portait sur la prise en charge par l’assureur de responsabilité décennale de l’entrepreneur, au titre de la garantie obligatoire, des travaux de reprise, non seulement de l’ouvrage neuf, mais également de la partie ancienne. Quel critère retenir pour caractériser l’incorporation des existants dans les travaux neufs ?

Pour le maître d’ouvrage, auteur du pourvoi, « la réalisation d’un ouvrage qui fait peser un risque d’effondrement à l’ensemble constitué de l’ouvrage neuf et de la structure préexistante, implique une incorporation de cette dernière à celui-là ». C’est précisément le rejet de cette prétention par la Cour de cassation qui retient l’attention. Le risque d’effondrement commun aux deux parties n’est pas suffisant pour que l’on puisse en déduire que la garantie obligatoire s’applique à l’ensemble et, en l’espèce, la cour d’appel a pu juger que « l’ouvrage existant ne s’était pas trouvé totalement incorporé à l’ouvrage neuf et ne lui était pas devenu techniquement indivisible ».

A vrai dire, les travaux s’étaient certainement traduits par une indivisibilité technique entre le neuf et l’ancien, mais peu importe, les deux conditions sont, comme cela été précisé, cumulatives, et l’absence d’incorporation suffisait à écarter l’exception prévue par l’article L. 231-1-1 II du code des assurances.

La solution, qui nous semble conforme à la lettre et à l’esprit du texte, mérite d’autant plus d’être soulignée qu’un arrêt du 14 septembre 2017(3), lui aussi inédit, avait retenu une interprétation assez différente de l’article L. 231-1-1 II. Dans cette espèce, le renforcement des fondations d’une maison individuelle avait été effectué par coulage d’une ceinture de béton armé autour des murs extérieurs, l’expert évoquant un monolithisme de l’ensemble. Selon la Cour de cassation, les juges du fond avaient pu en déduire non seulement le caractère techniquement indivisible de l’ouvrage de renforcement, ce qui à nouveau ne semble guère contestable, mais également l’incorporation de l’existant dans les travaux neufs. Pourtant, une ceinture de béton qui entoure un bâtiment, en l’occurrence au seul niveau des fondations, ne l’incorpore pas nécessairement. A notre sens, il faut encore, pour caractériser une incorporation de la partie ancienne dans l’ouvrage neuf, que la première devienne l’accessoire d’un principal constitué par le second. Comme l’a noté M° J.-P. Karila : « l’ouvrage nouveau réalisé doit être prédominant sur l’existant. On voit mal comment un ouvrage nouveau mineur conduirait à intégrer l’existant »(4) .

L’arrêt commenté a, par conséquent, le mérite de mettre en évidence que la simple indivisibilité technique n’implique pas nécessairement, ipso facto, l’incorporation.

Reste néanmoins une remarque qui vient immanquablement à l’esprit : comment concilier cette interprétation raisonnable, mais stricte, de l’article l’art L. 231-1-1 II du code des assurances, avec le revirement opéré les 15 juin(5) et 26 octobre 2017(6) par la même troisième chambre civile à propos de l’installation d’un élément d’équipement sur existant ? Rappelons que ce revirement a conduit non seulement, sur le terrain de la responsabilité, à considérer que l’installation d’un simple élément d’équipement, dissociable ou non, pouvait générer la mise en jeu de la garantie décennale des constructeurs, y compris pour les parties existantes, mais encore à écarter dans ce cas, sans guère de justification, l’application des dispositions de l’article l’art L. 231-1-1 II. En commentant l’arrêt du 15 juin, nous avions espéré que le revirement opèré sur le terrain de la responsabilité décennale ne conduirait pas à la mise à l’écart de la disposition légale relative à l’assurance(7)… Malheureusement, le 26 juin, pour reprendre l’expression du Professeur Poumarède(8) , la Cour a franchi le Rubicon !

La mise en perspective des solutions aujourd’hui en vigueur montre tout l’illogisme de la situation. En l’état de la jurisprudence, il convient tout d’abord de distinguer les travaux qui doivent être vus comme constitutifs d’un ouvrage neuf réalisé sur un ouvrage existant d’une part et ceux qui se limitent à l’installation d’un élément d’équipement, dissociable ou non, sur un ouvrage existant d’autre part : il en va de l’application ou non de l’article L. 231-1-1 II du code des assurances ! Pourtant, aucun critère objectif et précis ne permet d’effectuer une distinction claire entre ces deux catégories de chantiers. Quid par exemple des travaux de rénovation comportant, comme c’est fréquemment le cas, l’installation de divers éléments d’équipement, notamment de chauffage ou ventilation ?

Admettons néanmoins que l’on y parvienne. Le résultat touche à l’absurde : dans le premier cas, c’est-à-dire pour les travaux les plus lourds (restructuration d’un immeuble par exemple), les dommages susceptibles d’être occasionnés par répercussion aux existants ne relèvent des assurances obligatoires que si les conditions d’indivisibilité et d’incorporation sont respectées. Dans le second, au contraire, l’installation de n’importe quel élément d’équipement (une pompe à chaleur ou un insert de cheminée par exemple) implique systématiquement la souscription d’une dommage-ouvrage et d’assurances de responsabilité décennale portant sur la totalité de l’ouvrage.

Les frais de déménagement et de relogement sont des dommages immatériels et ne relèvent pas de l’assurance obligatoire.

L’apport de l’arrêt en réponse au second moyen, même s’il est moins novateur, constitue également une clarification bienvenue quant à l’objet de la garantie exigée par l’article L. 241-1 du code des assurances.

Le maître d’ouvrage demandait la prise en charge, toujours au titre de la seule assurance obligatoire, des frais de relogement et de déménagement qu’il avait dû engager lors de la réalisation des travaux de réparation. Pour ce faire, il s’appuyait sur une stipulation du contrat d’assurance de responsabilité décennale de l’entrepreneur selon laquelle la garantie avait pour objet les dommages matériels, à l’exclusion des dommages immatériels, ces derniers étant définis, de façon classique, comme « tous préjudices pécuniaires résultant de la privation de jouissance d’un droit, de l’interruption d’un service rendu par un bien ou de la perte d’un bénéfice ».

Le pourvoi soutenait que les frais de déménagement et de relogement attachés aux travaux ne constituaient pas des dommages immatériels et que « dans le cas d’ouvrages habités ou exploités, le dommage matériel s’étend au coût du déménagement lorsque celui-ci s’impose pour la réalisation des travaux de réfection ». A l’évidence, cette formule s’inspirait de celle adoptée par un arrêt du 20 octobre 2010(9) selon lequel la réparation des dommages matériels doit comprendre l’intégralité des sommes nécessaires à la réfection des ouvrages et, dans le cas d’ouvrages habités ou exploités, le coût des déménagements des matériels existants, en l’occurrence des équipements de process dans un bâtiment industriel, lorsque ces déménagements s’imposent pour la réalisation des travaux de réfection.

Pouvait-on assimiler les frais de déménagement du maître d’ouvrage à ceux afférents aux équipements de process ? Certainement pas. Cela aurait conduit en réalité à un contournement et à une remise en cause de la solution, solidement acquise en jurisprudence depuis l’arrêt de principe du 25 février 1992(10) , selon laquelle les dommages immatériels ne sont pas couverts par les assurances obligatoires, qu’il s’agisse de la dommages-ouvrage ou de l’assurance de responsabilité décennale. Les dommages immatériels consécutifs doivent faire l’objet -et font fréquemment l’objet en pratique- d’une garantie complémentaire facultative.

Il est vrai que la distinction entre dommages matériels et immatériels (la troisième catégorie étant celle des corporels) révèle parfois une certaine ambiguïté. Si elle est prévue assez systématiquement dans les contrats d’assurance, elle n’a pas pour autant de fondement légal et les définitions peuvent différer d’un contrat à l’autre. De plus, aucune référence à la notion de dommage matériel n’est faite, ni par l’article L. 241-1 du code des assurances, ni par les clauses-types, ces dernières précisant seulement que le contrat garantit le « paiement des travaux de réparation de l’ouvrage à la réalisation duquel l’assuré a contribué ».

Après avoir affirmé que la définition du dommage matériel donnée par la police n’était pas contraire aux clauses-types et rappelé que la garantie portait uniquement sur le paiement des travaux de réparation de l’ouvrage, ainsi que, en cas de remplacement, les travaux de démolition, déblaiement, dépose ou démontage éventuellement nécessaires, la Cour de cassation retient que les frais de relogement et de déménagement engagés par le maître d’ouvrage constituent des dommages immatériels consécutifs et ne sont donc pas couverts par la garantie obligatoire. Ce faisant, elle confirme une solution totalement admise par le marché et évite ainsi une possible source de confusion. Rappelons que, dans le même sens, la Cour a décidé que la construction de bâtiments provisoires destinés à éviter l’arrêt de l’exploitation ne peut être assimilée à des travaux de réparation réalisés sur l’ouvrage affecté de désordres lui-même(11) .

La solution retenue en l’espèce nous semble donc mériter une totale approbation, d’autant plus que la question du caractère matériel du dommage décennal est déjà, en l’état du droit positif, fréquemment source de discussions, voire d’incompréhensions.

Deux précisions d’importance doivent en effet être formulées à cet égard :

  • Il convient tout d’abord de ne pas se tromper sur le sens exact des mots « dommage matériel ».Une première approche consiste certes à noter que le dommage décennal doit, selon le terme employé dans l’article 1792, « affecter » l’ouvrage, ou encore se matérialiser dans l’ouvrage par un vice ou un défaut de construction.Mais, pour être plus précis, nombre de contrats d’assurance -et c’était le cas en l’occurrence- définissent le dommage matériel par référence à la destruction ou à la dégradation d’une chose, ce qui est pour le moins ambigu. Il est en effet admis depuis fort longtemps qu’un dommage, même en l’absence de toute destruction, dégradation ou détérioration de matière, peut être qualifié de décennal : il suffit pour cela qu’il rende l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination. Ainsi, parmi bien d’autres exemples, en cas de défaut d’isolation phonique grave(12) , d’exiguïté excessive d’une rampe d’accès aux garages(13) ou encore en cas de non-respect des normes parasismiques(14) ou de sécurité incendie(15).Dans ces différentes situations, ce n’est pas à travers la manifestation première du dommage, l’altération d’une chose, que l’on peut caractériser la matérialité du dommage décennal, mais bien plutôt par ses conséquences, son mode réparatoire et, très concrètement, par la nécessité d’engager des travaux matériels de réfection pour y remédier.
  • Rappelons, en second lieu, qu’il faut distinguer, en ce qui concerne la matérialité du dommage décennal, l’objet de l’assurance obligatoire imposée par l’article L. 241-1 du code des assurances et celui de la responsabilité qui pèse sur les constructeurs en vertu de l’article 1792 du code civil.Si, sur le plan de l’assurance, la garantie décennale obligatoire est limitée, comme cela a été rappelé par l’arrêt commenté, au paiement des travaux de réparation de l’ouvrage à la réalisation duquel l’assuré a participé, sur le plan de la responsabilité, en revanche, les constructeurs sont redevables d’une réparation intégrale du préjudice au titre de la garantie décennale, y compris par conséquent les dommages immatériels consécutifs et plus généralement tous les postes de préjudice qui sont la suite directe du dommage affectant l’ouvrage(16) .

 


Jean Roussel
Président Directeur Général du Groupe CEA


Source : https://www.dalloz-revues.fr/RDI-cover-90134.htm
Le PDF de l’article à télécharger : RDI7-8-2020-09


Application Covid



(1) Ordonnance n°2005-658 du juin 2005 portant modification de diverses dispositions relatives à l’obligation d’assurance dans le domaine de la construction et aux géomètres experts.
(2) Sur la jurisprudence antérieure, v. notamment l’arrêt SOGEBOR qui en quelque sorte préfigurait les dispositions de l’ordonnance : Civ.3, 30 mars 1994, n°92-11996, D. 1995, p. 279, note R. Raffi ; et l’arrêt qui a semé le trouble, CHIRINIAN, Civ.1, 29 février 2000, n°97-19143, RGDA 2000, p. 547, note J.-P. Karila, Defresnois 2000, p.1253, note H. Périnet-Marquet.
(3) Civ. 3, 14 septembre 2017, n°16-23020, RGDA 2017, p. 558, n°115a9, note P. Dessuet.
(4) J.-P. Karila, « Responsabilité assurance construction : la réforme du 8 juin 2005 », Le Moniteur, n°5312, 16 septembre 2005, cahier détaché n°2.
(5) Civ. 3, 15 juin 2017, n°16-19640, RDI 2017, p. 409, obs. C. Charbonneau « L’avènement des quasi-ouvrages » ; RDI 2017, p. 413, obs. J. Roussel ; J.-P. Karila, JCP 2017, p.1018 « L’avènement contra legem d’un nouveau débiteur de la garantie décennale ! » ; P. Dessuet, RGDA 2017, p. 426.
(6) Civ. 3, 26 octobre 2017, n°16-18120, RDI 2018, p. 41, obs. C. Charbonneau ; RGDA 2017, p. 562, note P. Dessuet ; « Retour sur les éléments d’équipement installés sur l’existant », H. Périnet-Marquet, Const. et Urb. Mai 2018, repère 5.
(7) RDI 2017, p. 416
(8) RDI 2020, p.172.
(9) Civ. 3, 20 octobre 2010, n°09-15093, Const et Urb décembre 2010, p. 27, note M.-L. Pagès de la Varenne
(10) Civ ;1, 25 février 1992, n°89-12138, RDI 1992, p. 231, obs. G. Leguay ; Civ 1, 13 mars 1996, n°93.20177, RGDA1996, 666, note H. Périnet-Marquet ; Civ. 3, 5 mars 2020, n°18-15164.
(11) Civ. 3, 13 janvier 2010, n°08-13562, RDI 2010, p. 167, note G. Leguay ; RGDA 2010, p. 380, note M. Périer ; Civ. 3, 15 janvier 2014, n°, RGDA 2014, p.162, note J.-P. et L. Karila.
(12) Civ. 3, 31 octobre 1989, n°88-14460, RGAT 1990, p.162 et 165, notes J. Bigot et A d’Hauteville ; Civ. 3, 12 février 1997 n°95-10928, RDI 97, p. 239, obs. P. Malinvaud ; Civ. 3, 20 mai 2015, n°14-15107, Gaz. Pal. Spéc droit immobilier, n°249, p.26.
(13) Civ. 3, 9 juin 1999, n°97-20505
(14) Civ. 3, 25 mai 2005, n°03-20247, RDI2005, p.297, obs. P. Malinvaud, RGDA 2005, p.668, note J.-P. Karila ; Civ. 3, 11 mai 2011, n°10-11713 ; Civ3, 19 septembre 2019, n°18-16986, RDI 2019, p ;627, obs. M. Poumarède
(15) Civ. 3, 30 juin 1998, n°96-20789, adde. M. Poumarède « L’incendie de l’ouvrage », RDI 2020, p. 169 et s.
(16) Civ. 3, 13 mars 1991, n°89-14368, RCA 1991, n°250 ; Civ. 3, n°97-20505, RDI2000, p. 58, obs. P Malinvaud, RTDC 2000, p. 118, obs. P. Jourdain. Adde J. Roussel et S. Becqué-Ickowicz, « Risques et assurances construction », L’Argus, 3ème éd., p. 154.